La Seine à Quillebeuf : à la rencontre des bateaux d’antan

29/05/2025

Un port stratégique sur la Seine – Le carrefour de la Normandie

Difficile d’imaginer aujourd’hui l’intense activité qui régnait sur la Seine et à Quillebeuf, jadis principal point de passage entre les deux rives du fleuve. Jusqu’au XIX siècle, la route terrestre était peu praticable : le fleuve était roi. Quillebeuf, à égale distance entre Rouen et l’estuaire, était le site rêvé pour franchir ou remonter la Seine, profitant d’un chenal profond et de courants puissants mais navigables (Revue Géographique de l’Est).

  • Altitude du port : 2 mètres au-dessus du niveau de la mer. Parfait pour un port de marée.
  • 16 pilotes de Seine étaient officiellement enregistrés à Quillebeuf en 1859.
  • Pont tournant : il n’a jamais existé ici... Le bac reste jusqu’à aujourd’hui le seul lien routier entre deux berges !

C’est ce qui fit de Quillebeuf une porte d’entrée pour toute la basse Seine, avec une activité portuaire aussi variée qu’inattendue pour un si petit bourg : du transport de marchandises en vrac jusqu’aux caboteurs transportant poisson, bois, sel ou pierres.

Les bateaux typiques de la Seine à Quillebeuf

1. Les gabares : bois, sel, et 3 voiles au vent

La gabare, c’est la "camionnette de la Seine" d’antan. Longue de 15 à 25 mètres, à fond plat — pour éviter de talonner dans les zones à faible tirant d’eau — cette robuste embarcation à voile transporte tout ce dont Rouen, Paris ou Le Havre peuvent avoir besoin. A Quillebeuf, les gabares faisaient escale pour charger le sel de paludiers rouennais, ou décharger les futailles de vin venues d’Espagne (utilisant la Seine jusqu’à Paris puis la Marne). Elles sont mentionnées dans les archives portuaires dès le XVII siècle (Annales de Normandie).

  • Capacité : 30 à 80 tonnes
  • Manœuvre : 2 à 5 personnes par équipage
  • Anecdote locale : Les gabares étaient réputées pour leurs voiles latines (beaucoup plus pratiques dans les méandres de la Seine que les voilures carrées des grands navires de mer).

2. Les chalands : bêtes de somme du fleuve

Contrairement aux gabares, les chalands de Quillebeuf n’ont pas besoin de voiles : ils avancent au gré du courant… ou tirés "à la bricole" par des chevaux, depuis la rive. Ce sont les incontournables pour le transport du charbon, du bois de chauffage, de la pierre (particulièrement le "caillou de Creil" pour la reconstruction après l’incendie de Rouen, 1725).

  • Dimensions : 20 à 40 mètres, parfois jusqu’à 100 tonnes
  • Technologie : Fond plat, pas de quille, idéal pour les hauts-fonds
  • Vie locale : Les enfants de Quillebeuf se rendaient sur la grève pour raconter qu’un chaland avait "dormi" à cause du brouillard ou des grandes marées.

3. Le bac de Quillebeuf : institution séculaire

Incontournable : le bac fait la fierté locale, et ça dure depuis… au moins le Moyen Âge ! Jadis, il s’agissait de simples barques à rames, puis de grandes "barges" à rames complétées de voiles, capables d’emporter diligences, bestiaux, voyageurs… et plus tard, charrettes et voitures. Le premier bac à vapeur apparaît ici en 1837.

  • Nombre de passagers : jusqu’à 250 personnes sur les grands bacs mixtes début XIX
  • Tarifs sous Louis XVI : 4 sols par piéton / 15 sols pour un cheval chargé
  • Petite curiosité : "Allô Quillebeuf ? Oui, c’est le bac qui cause !" : les sonneries de cor du passeur étaient célèbres jusqu’à Honfleur

4. Brigantines, lougres, goélettes… et même des paquebots

Quillebeuf voit aussi passer, dès la fin du XVIII siècle, une étonnante variété de navires, dont certains océaniques remontaient la Seine jusqu’à Rouen : brigantines anglaises, goélettes flamandes, lougres normands ou même—à la Belle époque—paquebots à roue se dirigeant vers Le Havre. Des "vapeurs" effectuaient, dès 1836, la navette Paris-Honfleur ou Rouen-Le Havre avec escale à Quillebeuf (Source : BNF Gallica).

  • Spécificité locale : Les grands navires océaniques devaient s’arrêter à Quillebeuf pour prendre un pilote local, spécialiste de la navigation "haute Seine". Ces pilotes étaient les plus recherchés du fleuve, détenteurs d’un savoir ancestral sur les bancs de sable et les courants
  • Faits marquants : Le "Ville de Dieppe", paquebot à aubes, transporta ici les premiers touristes du XIX siècle (fréquentation : 8000 passagers/an dès 1850)

La vie au rythme des marées et des saisons

Quillebeuf, c’était un petit monde où l’on vivait au diapason du fleuve. Les bateaux n’étaient pas seulement des moyens de transport ou de commerce : ils rythmaient les métiers (mareyeurs, charpentiers de marine, pilotes, pêcheurs à la mulette ou à l’alose), l’école buissonnière des enfants qui venaient observer la "crue du siècle", les drames aussi quand le brouillard ou les lames jouaient des tours...

  • La marée montante dictait les départs : on partait « sur la pleine », pour profiter du flux jusqu’à Rouen
  • En hiver, il arrivait que des blocs de glace emprisonnent les gabares à quai plusieurs jours
  • Les "naufrages de Quillebeuf" ont marqué les chroniques jusqu’à la fin du XIX siècle, en raison des bancs de sable mobiles et des brumes soudaines

Un chiffre révélateur : entre 1840 et 1870, la capitainerie de Quillebeuf a enregistré plus de 2600 mouvements de bateaux à l’année (à titre de comparaison, Port-Jérôme aujourd’hui accueille moins de 300 navires de commerce/an).

Des bateaux à vapeur aux premiers remorqueurs : le XX siècle en marche

Avec la révolution industrielle, la Seine change de visage : place aux vapeurs, aux remorqueurs, aux barges métalliques remorquées, tirant jusqu’à 1200 tonnes de marchandises d’un seul convoi. Quillebeuf reste une étape technique (on y refait le plein de charbon, on change de pilote, on "met en route" pour Paris ou Rouen).

  • Arrivée du chemin de fer en 1868 à proximité : déclin sûr et lent de la batellerie traditionnelle mais pas de Quillebeuf, qui reste le dernier port de transit fluvial sur l’estuaire
  • Jusqu’en 1940, les vapeurs à aubes s’arrêtent régulièrement au port
  • L’après-guerre voit la montée du transport routier et le recul du trafic, mais le bac et quelques pêcheurs continuent la tradition

Aujourd’hui, le souvenir des anciens navires subsiste dans les noms de rues ("quai des Mariniers", "rue du Bac", "rue des Gabarres"), dans la mémoire des habitants et lors de la fête annuelle du passage d’eau.

Conseils pratiques pour explorer le patrimoine fluvial de Quillebeuf

  • Le bac actuel : embarquez pour revivre la traversée millénaire (gratuit, toutes les 20 à 30 minutes, horaires sur site officiel).
  • Le Quai des Mariniers : baladez-vous sur les quais, observez les anciennes bornes d’amarrage en fonte du XIX.
  • L’Église Saint-Valéry : petite curiosité fluviale, elle abrite plusieurs ex-voto de mariniers (dont un modèle réduit de gabare).
  • Photographie ancienne : à la mairie, exposition annuelle sur la batellerie à Quillebeuf (programmation sur site communal).
  • Pêche et balades nature : Marchez jusqu’à la réserve de la Grand’Mare, espace naturel sensible où l’on devine encore les traces d’anciens chantiers navals.

Quillebeuf, port d’estuaire et mémoire vivante

De la modeste barque d’un pêcheur d’alose aux pontons couverts de passagers du bac, des gabares balançant au vent aux vapeurs haletants, Quillebeuf offre une lecture unique de l’histoire fluviale normande. Peu d’endroits sur la Seine ont connu une telle diversité de bateaux, et gardé vivante la mémoire de ce passage incessant du monde sur le fleuve. Venez, flânez sur le quai à marée montante, prêtez l’oreille : vous reconnaîtrez peut-être, sous la brise, la voix des vieux capitaines évoquant le passage des voiliers blancs entre mer et rivière…

  • Sources principales :
    • Annales de Normandie, t. 28, 1978
    • Gallica BNF, journaux du Havre XIX siècle
    • Patrimoine Maritime de la Seine, Le Port de Quillebeuf-sur-Seine, Les Cahiers du Patrimoine
    • Revue Géographique de l’Est, 1976

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