Bénédiction du bac à Quillebeuf-sur-Seine : un rituel sur la Seine entre histoire et tradition

11/09/2025

Un bac au cœur de Quillebeuf : traversée et identité

La traversée de la Seine à Quillebeuf, c’est bien plus qu’un simple service. Dès le Moyen Âge, le bac est vital pour relier les deux rives, transporter hommes, bétail et marchandises entre Quillebeuf et Port-Jérôme. Si aujourd’hui le bac est motorisé et gratuit, il fut jadis un point de passage stratégique – et dangereux. On note, dans les archives de la commune (source : Archives départementales de l’Eure, cote 5M 266), des mentions de catastrophes fluviales lors de tempêtes, gel ou crues imprévisibles, qui rendaient le franchissement hasardeux. D’où l’existence, ancienne, de processions et de rituels invoquant la protection divine sur le bac et ses mariniers.

  • Le plus ancien registre connu évoquant la bénédiction : fin du XVII siècle – mais la pratique pourrait remonter plus loin encore, alors qu’on chantait déjà prières et cantiques pour conjurer les dangers du fleuve.
  • Chiffre clé : près de 400 000 traversées annuelles en 2019, signe que le bac reste central dans la vie locale et les échanges euréliens et seinomarins (Le Moniteur, 2020).

Une cérémonie ancrée dans la vie commune

Bien loin d’être une simple curiosité, la bénédiction du bac rythme la vie de Quillebeuf. Généralement célébrée au printemps, elle marque symboliquement la remise à l’eau du bac pour la haute saison – même si le service ne s’interrompt jamais totalement aujourd’hui.

  • Le déroulé traditionnel :
    • Une messe est dite à l’église Saint-Valéry, dédiée au patron des marins.
    • L’ensemble de la communauté – du maire jusqu’aux anciens du quartier du Port – accompagne le cortège en direction de l’embarcadère.
    • Le curé procède à la bénédiction, aspergeant le bac d’eau bénite, suivi parfois d’une procession de bateaux et de chants mariniers.

L’image reste forte : un bac paré de drapeaux, le curé bénissant la coque, les sifflets des mariniers, la foule massée sur les berges. Chez nous, l’événement rassemble, toutes confessions confondues : il s’agit moins d’un rite religieux pur que d’une fête du bac, mêlant tradition spirituelle et convivialité locale. Certains habitants évoquent encore les années d’après-guerre, quand la bénédiction suivait la Fête de la Mer, vaste rassemblement populaire (source : mémoire orale, entretiens auprès de l’Association des anciens marins de Quillebeuf, mai 2021).

Un rite aux origines anciennes : marins, fleuve et croyances

La bénédiction du bac s’inscrit dans un vaste ensemble de pratiques populaires liées à la sauvegarde sur l’eau. Partout en Normandie, la navigation fluviale et maritime a généré des processions, invocations, ex-voto, autant de manières de conjurer la peur du fleuve. Le culte de Saint-Valéry, saint patron des bateliers, et de Sainte-Opportune, protectrice contre les tempêtes, est omniprésent dans la région. À Quillebeuf, l’antique chapelle Sainte-Anne servait jadis de halte aux matelots, lesquels venaient chercher un lumignon – on disait que son éclat guidait de nuit à travers les brumes.

  • Fait marquant : En 1752, lors d’une grave crue, le bac fut sauvé « par miracle » selon le registre paroissial alors que le fleuve emportait pontons et chalands (Archives de la paroisse de Quillebeuf).
  • Symbole : L’eau bénite, jetée sur le bac, rappelle l’usage d’arroser aussi les ancres et les rames autrefois, pour éloigner le mauvais sort.

Évolutions de la bénédiction : du sacré au festif

Au fil du XX siècle, la bénédiction du bac a connu bien des métamorphoses. Si, autrefois, la crainte du naufrage ou du courant violent donnait à la cérémonie un ton presque solennel, elle s’est aujourd’hui teintée de convivialité. Place à la musique, aux enfants costumés en “petits pilotes”, à la dégustation de produits du terroir sur le quai. La fête se prolonge autour du marché du port, entre escargots de la ferme voisine et cidre des vergers locaux. Ce mélange du sacré et du profane n’est pas sans rappeler d’autres fêtes fluviales (“Fête du Hareng” ou “Fête des Marins” en Seine-Maritime).

  • Anecdote : En 1977, lors du lancement d’un nouveau bac, des dizaines d’enfants furent invités à monter à bord pour la première traversée bénie, en costume de matelots (témoignages locaux, Bulletin municipal de Quillebeuf-sur-Seine).
  • Date notable : Depuis les années 1990, la bénédiction est couplée à des animations impliquant des associations de sauvegarde du patrimoine et la SNSM.

Cette mutation permet de maintenir la tradition tout en la renouvelant : elle fédère des riverains et curieux, des jeunes qui redécouvrent ainsi le rôle du bac et de la navigation. Selon la Mairie, l’édition 2023 a attiré près de 400 personnes, soit près du tiers de la commune et de nombreux visiteurs.

Plus qu’un folklore : un rite de territoire et de mémoire

Si la bénédiction du bac perdure, c’est qu’elle cristallise la mémoire d’une ville née des eaux, marquée par la solidarité entre rives et par l’humilité devant la puissance du fleuve. Dans les conversations, chez les anciens comme chez les nouveaux venus, on raconte encore l’histoire du marin sauvé des flots, des traversées par grandes marées et de la cérémonie comme moment où “le village se parle”. Loin d’un folklore, l’événement est vécu comme un repère du calendrier local, un moment où l’on fait corps autour d’un symbole commun – la Seine apprivoisée mais toujours indomptable.

Difficile de ne pas voir dans la bénédiction une métaphore plus profonde du lien entre habitants et territoire : un rituel où chaque année, la communauté “demande la permission” à la Seine, plus qu’à Dieu, de la traverser sans encombre. On y retrouve l’esprit de la Normandie fluviale : prudence, ténacité et, toujours, hospitalité discrète.

Infos pratiques : vivre la bénédiction du bac à Quillebeuf

  • Quand ? Généralement autour du 2 dimanche de mai. Se renseigner auprès de la Mairie et de l’église Saint-Valéry pour la date exacte, variable selon les années.
  • Où ? Messe à l’église Saint-Valéry, procession jusqu’à l’embarcadère du bac ; animations sur le quai, marché du port, stands associatifs.
  • Accès : Stationnement facilité sur les places du port le dimanche matin ; traversée du bac gratuite tout le long de la journée.
  • Pour aller plus loin :
    • Visite guidée des ruelles du Vieux Quillebeuf, proposée par l’Office du tourisme.
    • Découverte du patrimoine fluvial et du musée de la Marine de Seine à Caudebec (à 20 km en amont).
    • Circuit “Sur les traces des marins”, balisé dans la ville, disponible en brochure à l’Office du tourisme de l’Eure.
  • Bon plan : N’hésitez pas à faire le trajet retour sur le bac au soleil couchant : la lumière sur la Seine réinvente Quillebeuf à chaque passage.

Ressources et lecture pour curieux

  • Archives départementales de l’Eure, cote 5M 266 et 4E1140.
  • “Quillebeuf, port normand sur la Seine” – Éd. Point de vue, 2017.
  • L’Écho Républicain, “La bénédiction du bac fidèle à la tradition”, mai 2022.
  • Office de tourisme de l’Eure, dossiers thématiques sur le patrimoine fluvial.
  • Association des Anciens Marins de Quillebeuf-sur-Seine, recueil de témoignages oraux (consultable en mairie).

Invitation à flâner le long du fleuve

Qu’on soit natif ou de passage, la bénédiction du bac offre ce mélange rare d’histoire, de convivialité et de sincérité qui fait le sel de Quillebeuf. Ici, les traditions ne sont jamais figées mais s’invitent dans notre quotidien, portées par les générations et la mémoire du fleuve. La prochaine fois que vous glisserez à bord du bac, levez les yeux : la Seine, les clochers et les voix du port murmurent encore les échos d’un rituel unique en Normandie. Flânez, écoutez, laissez-vous porter. Le patrimoine, ici, se découvre au rythme d’une traversée et d’une poignée de main échangée sur le quai.

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