Quillebeuf : le port aux mille contours raconté par les cartes anciennes

15/06/2025

Un village entre Seine et Histoire : pourquoi regarder les cartes anciennes ?

Quillebeuf-sur-Seine est une étape paisible sur la route entre Rouen et Le Havre — et c’est aussi un carrefour fascinant, tissé d’eau et d’hommes depuis le Moyen Âge. Mais avant les photos et les drones, le miroir de son histoire, ce sont les cartes. Observer Quillebeuf dans les atlas anciens, c’est voyager dans le temps : lignes tremblées, estacades suggérées, silhouettes de navires et amoncellements de petites maisons. Que racontent ces représentations ? Et comment s’en servir pour regarder autrement le village d’aujourd’hui ? Place à un voyage cartographique, de la Renaissance à l’aube du XX siècle.

Sous la plume des premiers cartographes : Quillebeuf, un point stratégique sur la Seine

À la fin du XVI siècle, la cartographie normande est encore balbutiante. Pourtant, Quillebeuf y a très tôt sa place : le port, point de passage obligé des convois fluviaux et point de rupture entre eau douce et eau salée, attire l’attention des géographes et des militaires. Sur la carte de Normandie d’Abraham Ortelius (1570), Quillebeuf apparaît comme une petite étoile sur la rive droite de la Seine, entre Harfleur et Rouen, accompagné de l’annotation "Quillebeuf port". C’est déjà, en filigrane, le signal d’une vocation portuaire.

Au tout début du XVII, le célèbre cartographe normand Nicolas Sanson intègre systématiquement Quillebeuf sur ses planches — parfois sous la forme "Killebeuf", évolution orthographique éclipsée aujourd’hui. Sur ces cartes, le bourg est ponctué d’un dessin de "bac" traversant la Seine, témoin du rôle de ce simple bac à traille (câble tendu d’une rive à l’autre) dans la vie locale. Les cartes manuscrites conservées aux Archives départementales de l’Eure soulignent aussi la présence de "mouillages", de "ports de sel" et de petits quais, autant de détails que l’on peine à reconnaître aujourd’hui, engloutis par les modernisations successives du fleuve (source : AD27, fonds Imbert de Hugand).

Le port vu par les cartes du XVIII siècle : un monde d’estacades et de moulins flottants

Avec le XVIII siècle, Quillebeuf devient un acteur majeur de la navigation sur la Seine. Les cartes marines éditées sous Colbert — destinées aux capitaines des navires de guerre comme aux bateliers — accordent une grande importance au site. On y observe :

  • Des alignements d’estacades (pieux plantés pour protéger les bateaux du courant et maintenir un chenal) dessinés en hachures épaisses,
  • L’entrée du "grand port", signalée par un "fanal" (phare rudimentaire), visible sur la plupart des "plans particuliers du Havre à Rouen" (exemple : "Carte marine de la Seine", École des Ponts et Chaussées, 1785),
  • La mention de moulins flottants sur la Seine bordant le port de Quillebeuf, véritables curiosités locales (leur fonction était de moudre le grain en profitant du courant, sorte d’ancêtre des barrages hydroélectriques).

C’est aussi l’époque où les ingénieurs des Ponts et Chaussées relèvent avec précision les variations du chenal, peaufinent la cartographie parsemée de sondes (profondeurs en pieds), et notent scrupuleusement la position des bateaux en hiver, quand la Seine prise dans les glaces laissait dormir les gabares sous les yeux des riverains (source : Bibliothèque nationale de France, département Cartes et plans).

Images d’un port vivant : Quillebeuf sur les cartes du XIX siècle

Le dix-neuvième siècle, celui du progrès technique, donne une nouvelle ampleur à la représentation de Quillebeuf. Les éditions successives de la Carte d’État-Major (autour de 1830-1880), produites en trois couleurs, font la part belle :

  • Aux grands quais rectilignes doublant le vieux port,
  • Au tracé du bac et aux routes convergeant vers la cale,
  • À la disposition du bourg : on distingue les ruelles en étoile autour de l’église, et les longues maisons de marins, justes esquissées mais bien là.

Sur ces mêmes cartes, le port de Quillebeuf est noté comme halte recommandée pour les vapeurs et les caboteurs, au milieu de bancs de sable alors bien plus marqués qu’aujourd’hui. Autour, on devine les traces des "trépidants" — les fameux ateliers où étaient fabriqués et entretenus les accessoires de navigation. C’est aussi l’origine du terme "Quillebois", nom donné aux habitants du village (source : Carte d’État-Major, Service Historique de la Défense).

Des cartes et des histoires : anecdotes et curiosités cartographiques

  • Le port vu du ciel, avant l’aviation : Les cartes "à vol d’oiseau", comme celle réalisée en 1839 par le géographe Daussy, montrent Quillebeuf tel un patchwork de maisons égrenées le long du quai, soulignant l’importance du port de commerce. On y voit encore la "taverne des Pilotes", carrefour des équipages.
  • L’étrange croisière du bac de traverse : Sur de nombreux plans manuscrits entre 1750 et 1890, le bac de Quillebeuf est exagérément grossi, figuré comme un immense navire reliant les deux rives — au point que certains ont cru, par erreur, à l’existence d’un pont entre Quillebeuf et Port-Jérôme. La réalité est toujours plus modeste, mais la légende tenace.
  • Quillebeuf, port du sel (négoce et douanes) : Jusqu’au XIX siècle, la cartographie officielle (plans d’octroi ou de douane) mentionne "Quais à sel" ou "magasins à sel" au cœur du port, souvenir de la taxe sur le sel, la gabelle, qui fit longtemps la richesse (et parfois la ruine) du commerce local (source : Archives nationales, Collection Delessert).

Comment explorer Quillebeuf avec le regard d’un cartographe ?

  • Arpenter la digue, face au vieux port : L’emplacement de l’ancien fanal se devine au bout de la digue de protection, aujourd’hui agréable balade. Surplombant la Seine, on peut comparer la réalité au tracé des cartes anciennes, où le port s’incurvait en "anse", protégé du vent d’ouest.
  • Repérer la maison des pilotes : En remontant la rue du Port, les curieux tomberont sur une bâtisse du XIX siècle. Elle faisait jadis office de capitainerie : à mettre en regard avec les croquis marins des atlas de la Marine.
  • Explorer les ruelles en étoile : Les cheminements sinueux du vieux bourg s’expliquent par une adaptation à la fois à la topographie et aux crues, que les cartographes du passé tentaient tant bien que mal de figurer (voire les légendes sur la "Grande Rue", autrefois menacée de submersion).
  • Se munir d’une carte ancienne (numérique ou papier) : Plusieurs bibliothèques en ligne (Gallica, BNF) offrent en accès libre des cartes du port de Quillebeuf. Une balade attentive permet de faire revivre ces détails souvent oubliés.

Quelques ressources pour aller plus loin : amateurs de vieux plans, à vos cartes !

  • Gallica (Bibliothèque nationale de France) : Cartes anciennes de Quillebeuf
  • Archives départementales de l’Eure (fonds topographiques et portuaires)
  • Musée Seine-Normandie : Expositions éphémères sur la navigation et la cartographie locale
  • Publications de la Société de l’Histoire de Normandie : articles spécialisés sur l’évolution du port

L’empreinte cartographique, une autre façon de découvrir Quillebeuf

Regarder Quillebeuf à travers le prisme des cartes anciennes, c’est réapprendre à voir : rien n’est tout à fait où on l’imaginait, chaque courbe du fleuve, chaque maison de marin, chaque quai aujourd’hui silencieux, résonne de mille histoires oubliées. Pour les amateurs de patrimoine, de navigation, ou tout simplement de balades insolites, la cartographie ancienne offre une précieuse invitation à explorer au plus près ce port oublié — à moins d’une heure du tumulte urbain, mais à des siècles d’aventures à découvrir… sur papier, et sur le terrain.

Avez-vous déjà cherché votre maison, votre rue, sur une carte centenaire ? À Quillebeuf, chaque pas fait voyager dans le temps, et chaque ruelle, chaque pierre du port, attend son explorateur curieux. Pourquoi ne pas tenter la promenade, vieux plan en main, pour suivre la trace des mariniers d’hier ?

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