Des voiles sous le vent : L’omniprésence des marins à Quillebeuf-sur-Seine

08/06/2025

Un port niché entre Seine et mer : Quillebeuf, village d’eau et de marins

À Quillebeuf-sur-Seine, chaque ruelle semble encore imprégnée de l’âme des marins. Ici, on ne se contente pas d’admirer le fleuve : on le vit. Il traverse les souvenirs, façonne les habitudes, colore la mémoire collective. Mais pourquoi ce village, aujourd’hui si paisible, a-t-il été pendant des siècles une terre de marins, parfois même plus que de paysans ou d’artisans ? Pour comprendre, il suffit de remonter le courant de l’histoire, là où l’eau et le sel ont forgé l’identité locale.

Quillebeuf, porte d’entrée maritime de la Normandie

Situation géographique unique

Quillebeuf se situe juste à l’endroit où la Seine s’élargit et entame ses méandres vers la Manche. Sur la rive droite, au seuil de l’estuaire, elle a toujours joué son rôle de vigie et de relais portuaire essentiel entre Rouen et la mer. Dès l’époque médiévale, le port naturel de Quillebeuf s’impose comme un site de mouillage privilégié, sécurisant pour les navires et pratique pour les échanges commerciaux.

  • Plus de 1 000 navires faisaient escale chaque année au XVIIIe siècle à Quillebeuf (source : Archives départementales de l’Eure).
  • Le village possédait un phare dès 1793, l’un des premiers à baliser la Seine (source : Service départemental d’archéologie maritime).

Cette situation stratégique a nourri une activité portuaire intense : transport de vin, de sel, de bois, export des produits normands, importation de denrées coloniales… À chaque époque, la Seine a été le pouls du village, et les marins ses infatigables travailleurs.

Des marins partout : dans les maisons, au bistrot et jusqu’à la mairie

Une société tournée vers le fleuve

À Quillebeuf, impossible de ne pas croiser un nom de famille lié à la navigation en parcourant les registres anciens : Le Marinier, Lescot, Lemonnier… Jusqu’au début du XXe siècle, on estimait que la moitié de la population vivait directement du fleuve ou de ses métiers associés.

La marine marchande était le cœur du village, mais l’influence des marins allait bien au-delà :

  • Les cafés du port (Le Bar du Bac, disparu dans les années 60, et l’Auberge du Port) bruissaient de récits de traversées et d’accents venus d’ailleurs.
  • Les femmes et les enfants participaient activement à la vie du port, transportant les colis, aidant à l’entretien des filets et des voiles.
  • La mairie organisait les registres de marins – le fameux inscrit maritime – indispensables pour exercer légalement (source : SHOM, Service Hydrographique).

Au XIXe siècle, la commune comptait plus de 400 inscrits maritimes pour moins de 2 000 habitants, un record dans le département (source : Les Ports de l’Eure à l’époque moderne, Lucien Langlois). Les enfants observaient, dès l’école, un monde où la marée réglait les horaires plus sûrement que l’angélus.

Le bac et les bacs : la traversée, rituel et mythe local

Que serait Quillebeuf sans son “bac”, cet étrange bateau qui relie depuis le Moyen Âge la rive nord à la Normandie du Sud ? Les passeurs étaient souvent issus de familles de marins. Leur mission ? Faire la navette en tout temps, par tous les temps, avec des passagers souvent hauts en couleurs.

  • Au XVIIIe siècle, on comptait jusqu’à trois bacs différents en service : le bac “royal”, réservé à la Poste et aux notables ; le bac municipal pour les habitants ; le bac à chevaux pour les troupeaux (source : Musée de la batellerie, Conflans-Sainte-Honorine).
  • La première traversée mécanisée date de 1860 : la vapeur remplace la rame… mais les marins restent indispensables.

Le bac n’était pas qu’un moyen de transport : pour les marins, il constituait souvent un complément de revenus, un sas d’attente avant de repartir à la mer ou à Rouen, et un lieu de sociabilité centrale. D’ailleurs, peu de villages français ont vu leur vie quotidienne autant rythmée par des horaires de marée et des embouteillages fluviaux !

Des traditions et des dangers : le quotidien des marins de Quillebeuf

Une vie de labeur et de solidarité

Être marin à Quillebeuf, ce n’était pas le grand large : c’était la navigation côtière, parfois vers l’Angleterre, souvent à destination de Honfleur ou du port du Havre. Mais les risques demeuraient nombreux : bancs de sable traîtres, brouillards, crues, bateaux en détresse. Le père Rameau, noté dans le registre de 1843, est resté célèbre pour avoir secouru à lui seul quatre équipages pris dans une tempête (source : Archives municipales de Quillebeuf).

Pour se prémunir des dangers, la communauté avait ses rituels :

  • Messe des marins, dite “messe des flots”, chaque 2 février à la chapelle Saint-Clair.
  • Bénédiction des bateaux, au printemps, qui réunissait toute la population autour du quai.
  • Usage de la cloche du port pour annoncer les arrivées importantes ou les naufrages.

La solidarité était de mise : veuves et orphelins étaient pris en charge par la Confrérie des Marins dès le XVIIe siècle, financée par une cotisation obligatoire sur les salaires.

Un rayonnement inattendu : Quillebeuf et la navigation internationale

Si la plupart des marins de Quillebeuf travaillaient sur la Seine, certains ont connu l’appel du large. La mairie garde la trace de marins embarqués pour Terre-Neuve dès le XVIIIe siècle, sur les grandes morues venant de Saint-Malo et de Fécamp (source : Jacques Roubaud, “Les Terre-Neuvas de la vallée de la Seine”).

  • En 1814, pendant la campagne de France, le port sert de point de passage aux troupes russes et prussiennes, protégées par les marins locaux.
  • Pendant la Première Guerre mondiale, Quillebeuf accueille des navires réquisitionnés et plusieurs familles venues de Dunkerque.

Même la langue du village a emprunté au vocabulaire maritime : qui parle encore du “bief” (portion de fleuve canalisée), du “tille” (petit aviron de secours), ou du “ponton” pour les promenades vespérales ?

Que reste-t-il aujourd’hui ? À la découverte d’un patrimoine souvent insoupçonné

Traces vivantes et idées de balades

Si la vie du port n’a plus la même effervescence, Quillebeuf garde de nombreux témoignages du passage des marins :

  • La Maison des Marins, en brique rose, typique de la côte de l’Eure, rue de la République.
  • Le phare à tourelle, visible à plus de 14 km en aval, toujours en activité et classé Monument Historique.
  • Les “presqu’îles” formées par les anciens bras du fleuve, riches en histoires locales et légendes (la “Tête de Femme”, mini cap reconnu par les bateliers).
  • Les médaillons du XIVe siècle à l’église Saint-Valery, offerts par les familles de marins rescapés d’un naufrage.

Comment explorer ce patrimoine ?

  1. Parcours libre : empruntez les quais, suivez la boucle balisée “Des Marins & du Fleuve”, accessible toute l’année (infos auprès de l’Office de Tourisme de l’Estuaire de la Seine).
  2. Visite guidée : en été, des passionnés font revivre les gestes anciens lors de balades commentées et de démonstrations de matelotage.
  3. Le bac : traversez la Seine comme autrefois, à pied – une expérience unique, avec une vue magistrale sur le port au lever ou coucher du soleil.

Un héritage précieux qui façonne encore la vie de Quillebeuf

La présence des marins à Quillebeuf n’appartient pas seulement au passé : elle se lit dans les façades, s’entend dans certains noms de rues, se raconte de génération en génération. Elle invite aussi chacun à redécouvrir le village non pas comme un simple point de passage, mais comme une terre porteuse de récits, de courage et de solidarité. L’histoire locale, ici, n’est jamais figée ; elle se goûte encore au fil du fleuve, à l’ombre d’un bac, sur la trace de ces hommes et femmes qui ont, quelque part, tous gardé un peu de sel sous les sabots.

Envie d’en savoir plus ? Un détour par le petit musée maritime, si caractéristique, ou une discussion avec les anciens au café du village, offriront à tous les curieux matière à tisser le fil de cette mémoire maritime. Quillebeuf, fidèle à la Seine et à ses marins, attend toujours ceux qui désirent écouter ses voix.

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