Quand la Seine dessine ses rives : L’impact de la navigation sur l’aménagement du front à Quillebeuf et ailleurs

21/06/2025

Un paysage façonné par le fleuve et les hommes

Quillebeuf-sur-Seine, comme d’autres ports de l’Eure et de la Basse-Seine, ne se comprend jamais mieux que depuis l’eau – ou au moins en gardant à l’esprit ce long ruban mouvant qu’est la Seine. Ici, le fleuve n’est pas seulement décor ou frontière : il est l’artère qui a dicté, siècle après siècle, l’implantation des maisons, celle des quais, le tracé des ruelles, bien sûr, mais aussi les usages et même la façon dont les habitants envisagent leur quotidien. Longtemps, la Seine fut d’ailleurs le principal axe de communication du secteur. Bien avant que les routes soient carrossables et que les ponts enjambent le fleuve, on circulait, on commerçait, on vivait par et pour le fleuve. Difficile, dès lors, de séparer navigation et aménagement, tant ces deux aspects sont liés dans chaque pierre du front de Seine.

Du bac à la cale : des infrastructures pensées pour la navigation

Quillebeuf, point de passage stratégique bien avant l’arrivée des ponts modernes, a vu s’installer dès le Moyen Âge un service de bac, essentiel au dynamisme du village et à ses échanges commerciaux. La configuration du front de Seine ici, avec ses cales en pente douce, est directement héritée de ces usages séculaires.

  • Le bac de Quillebeuf : Une institution toujours vivante, ce bac est l’un des seuls survivants des passages d’eau historiques entre Seine-Maritime et Eure (Source : Seine-Maritime.fr). Sa rampe imposante, son aire de manœuvre, tout est pensé pour accueillir véhicules et piétons ;
  • Les cales pavées : Elles témoignent de l’intense activité batelière du XIX siècle. Plusieurs anciennes cales sont encore visibles entre la Place du Havre et la fin du boulevard maritime. On y descendait à pied ou à cheval, on y chargeait blés, vins, matériaux de construction.
  • La digue et les quais : Leur tracé épouse la courbe du fleuve, pensé pour ralentir l’érosion et faciliter l’amarrage. Les anciens anneaux d’amarrage, parfois encore visibles, sont autant de petits repères du passé portuaire.

Au-delà de Quillebeuf, ce sont des centaines de kilomètres de berges qui ont été réaménagés pour les besoins de la navigation. Dès le XVIII siècle, la généralisation du halage – cette technique où des chevaux tiraient les péniches depuis les rives – a entraîné la création de chemins de halage, d’abord simples sentiers de terre, ensuite renforcés pour supporter un flux accru. D’après les archives départementales de l’Eure, une trentaine de kilomètres de chemins ont été aménagés rien qu’entre Les Andelys et Honfleur entre 1785 et 1840 (Archives de l’Eure).

La Seine, source d’ingéniosité et de métiers

La présence de la navigation fluviale a créé tout un tissu de métiers et d’activités qui ont laissé leur trace dans l’aménagement local. Il ne s’agit pas uniquement d’accoster ou de passer d’une rive à l’autre : De véritables « villages flottants » ont parfois animé les quais, que ce soit les chantiers de construction navale, les ateliers de voilerie ou d’entretien, les tavernes où se retrouvaient mariniers et pêcheurs. Au plus fort de l’activité, au XIX siècle, Quillebeuf – alors surnommé « le Petit Rouen » – pouvait accueillir plusieurs dizaines de bateaux en simultané. Le recensement de 1825 comptabilise 275 mariniers installés dans la commune, pour une population totale d’environ 2300 habitants (Gallica - BnF).

Des ports en transition

Si la vapeur et la révolution ferroviaire ont transformé, à partir de la fin du XIX siècle, les logiques d’échanges et d’aménagements, la Seine continue de dicter sa loi. Les péniches sont devenues plus volumineuses, les berges ont été renforcées, les quais surélevés après les grandes crues pour protéger villages et infrastructures. Chaque restructuration du réseau fluvial – en particulier après la création du port autonome de Rouen en 1927 – a reconfiguré l’aménagement des fronts de Seine. À Quillebeuf, mais aussi à Pont-de-l’Arche, Vernon et jusqu’à Honfleur, on a vu apparaître des silos, de nouveaux hangars, des grues métalliques et des entrepôts – la discrétion des lieux recelant souvent des traces de cette effervescence.

Le fleuve, ses crues, et la vie quotidienne

Un aspect souvent méconnu, mais qui modèle tout autant le paysage, est la gestion du risque lié aux crues. La Seine, si elle offre la richesse du transport, apporte aussi son lot d’inquiétudes et oblige à s’adapter : À Quillebeuf et dans les villages voisins, les maisons anciennes en bord de fleuve sont surélevées. Les caves, inondables, ont souvent été conçues comme des « vide-sanitaires » pour laisser l’eau passer sans ravager les habitations. Lors de la grande crue de 1910, le front de Seine de Quillebeuf fut submergé sur près de 300 mètres en aval du bac, contraignant les habitants à circuler en barque (témoignages locaux collectés par la Société du Patrimoine Quillebeuf). Résultat : on trouve localement de petites ruelles surélevées, d’étonnantes passerelles en bois autrefois démontables, vestiges d’un temps où le rythme de l’eau dictait la vie.

Quand patrimoine rime avec balade : curiosités à découvrir le long du front de Seine

La richesse de cet héritage fluvial se voit encore aujourd’hui, pour peu qu’on prenne le temps d’arpenter les berges. Voici quelques idées pour ouvrir les yeux lors d’une balade :

  • La rampe du bac (Quillebeuf-sur-Seine) : Essayez d’y regarder la largeur exceptionnelle de la rampe et l’épaisseur de ses pavés. Comparez-la à celle d’un simple embarcadère touristique : on mesure l’importance logistique de l’aménagement historique.
  • Les vestiges de « l’Île aux Bœufs » : Cette ancienne île, aujourd’hui rattachée à la berge, abritait une activité de stockage de bois de chauffage et des habitats mobiles de pêcheurs. L’aménagement du front a nécessité de combler certains bras secondaires de Seine dès la fin du XIX siècle (Le Nœud de Seine).
  • Les anciens chemins de halage (accessible à partir du Parcours de la Seine à vélo) : Ils sinuent paisiblement entre prairie et fleuve, témoins du passage des chevaux mariniers et, plus tard, des tracteurs de halage mécaniques.
  • Le « cimetière de bateaux » (Boucles de la Seine, côté Véville) : Quelques coques de péniches sont visibles à marée basse, vestiges d’une époque où l’on laissait « mourir » les vieux bateaux à l’abri des regards… sauf pour les promeneurs curieux.
  • Les maisons de pilotes (du côté du faubourg Maritime) : Pavillons modestes ou plus imposants selon la notoriété, alignés dans la perspective du fleuve, caractéristiques par leur petit jardin clos de murs bâtis avec les pierres de lest récupérées des voiliers étrangers.

Conseils pratiques pour explorer le front de Seine autour de Quillebeuf

  • En vélo : Le tronçon Quillebeuf – Tancarville – Trouville-la-Haule du Parcours Seine à Vélo longe plusieurs points d’intérêt patrimonial ; comptez 10 km entre Quillebeuf et Tancarville.
  • À pied : Le circuit « Au fil des Cales » proposé par l’Office de Tourisme de Pont-Audemer (7,5 km, balisé) permet une découverte approfondie des ouvrages fluviaux.
  • En bac : Profitez d’un aller-retour sur le bac pour observer les deux rives : horaires et informations sur seinemaritime.fr
  • Pour les passionnés d’histoire: La Société du Patrimoine Quillebeuf organise ponctuellement des visites guidées sur le thème « Ports et riverains de la Seine ».

Regarder la Seine, lire son front

La navigation n’a pas seulement transporté des marchandises : elle a changé la géographie intime des villages, modelé les comportements, inspiré des dizaines d’expressions locales (qui ne s’étonnera jamais de croiser un Quillebois qui parle “d’aller à la cale” plutôt que “se promener sur le quai” ?), et forgé un patrimoine vivant. Comprendre l’aménagement du front de Seine, c’est lire l’histoire sur les pavés, dans l’alignement des maisons, le dessin des cales, les vestiges à demi-engloutis. C’est aussi saisir combien, d’une rive à l’autre, chaque village porte la marque du fleuve et de ses usages anciens. En arpentant Quillebeuf et les alentours, on ne contemple jamais seulement un joli paysage : on marche dans les pas des bateliers, des pilotes, des pêcheurs d’anguille, de ceux qui, hier encore, faisaient danser les embarcations là où aujourd’hui d’autres préfèrent flâner. Et qui sait, peut-être la prochaine fois qu’une barge passera au large du front, ce sera pour continuer cette histoire de fleuve et d’hommes qu’on aime tant partager ici.

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