Quillebeuf-sur-Seine : un village où les traditions naviguent au fil du temps

23/09/2025

Des fêtes mémorables, entre Seine et clochers

La procession de la Saint-Nicolas : un rendez-vous ancré

Impossible d’évoquer Quillebeuf sans parler de la fête de la Saint-Nicolas, patron des mariniers. Chaque début décembre, depuis le XVIII siècle, le village retrouve ses airs de petit port en effervescence : l’église Saint-Valéry, construite au XIV siècle et classée Monument Historique, se pare de lumières tandis que les familles, souvent liées de près ou de loin à la vie fluviale, participent à la procession. Le clou du spectacle : la bénédiction du fleuve, autrefois essentielle pour les bateliers, toujours attendue avec une ferveur chaleureuse. Au programme :

  • Défilé des enfants en tenues traditionnelles, lampions à la main
  • Chants normands repris par la foule
  • Dégustation de gâteaux baptisés “petits Saint-Nicolas” (brioche parfumée à l’anis, typique de la région)

Selon les chiffres de l'association locale des amis de Quillebeuf, cet événement attire aujourd’hui près de 350 personnes, soit presque l’équivalent de la population du bourg (env. 400 habitants, source INSEE 2020), preuve que l’attachement demeure fort.

Le Bac en fête : mémoire flottante

Depuis le Moyen Âge, Quillebeuf est célèbre pour son bac : un trait d’union essentiel entre les deux rives, reliant l’Eure et la Seine-Maritime. La tradition du Bac est fêtée chaque été, dans une ambiance bon enfant : en plus de la traversée gratuite, on assiste à des démonstrations de godille, à la course des radeaux fabriqués maison, et au concours du meilleur conteur de bord de Seine (où les anecdotes fleuries sur les bateliers ou les caprices du fleuve s’échangent avec gourmandise). Selon la Direction Territoriale Normandie de Voies Navigables de France, le bac de Quillebeuf transporte annuellement plus de 150 000 véhicules et 30 000 piétons ; un chiffre considérable pour un village de cette taille ! (source : VNF, rapport d’activité, 2022).

Patrimoine bâti : quand transmettre, c’est habiter

La maison marinière, une fierté locale

Parmi les joyaux du village, la maison marinière occupe une place à part. Ces bâtisses, reconnaissables à leurs toits à double pente et à leurs greniers où l’on rangeait autrefois filets et cordages, incarnent l’architecture fluviale normande. Aujourd’hui, plusieurs propriétaires font visiter leurs demeures lors des Journées du Patrimoine, partageant recettes familiales et histoires de famille. Certaines maisons, datées du XVII siècle, portent encore des insignes gravés au-dessus des linteaux – une encre, une coque de bateau –, manifestes d’un lien intime avec le fleuve.

Restaurer sans trahir : la charte du centre-bourg

Le respect du bâti ancien est guidé par une charte communale, votée en 2014, qui incite à utiliser des matériaux locaux (crépis à la chaux, tuiles de récupération, huisseries bois). Cette démarche, remarquée et relayée par le CAUE de l’Eure, a permis de conserver une remarquable unité visuelle autour de la place centrale, tout en évitant le “musée à ciel ouvert” figé. Lors d’un inventaire mené en 2018, 82 % des habitations conservaient leurs volumes et détails d’origine, contre 67 % en 2000 (data : CAUE27, brochure “Patrimoine bâti, réussir sa rénovation à Quillebeuf-sur-Seine”).

Savoir-faire et métiers sur le port : gestes d’hier, usages d’aujourd’hui

L’écho des chantiers navals

Dans l’entre-deux-guerres, Quillebeuf comptait trois chantiers navals, spécialisés dans la construction de gabares (bateaux plats), sous l’égide de familles comme les Leblond ou les Dufresne. Si les bateaux ne sortent plus chaque hiver du chantier à l’ancienne, la mémoire de ces métiers vit encore grâce à :

  • L’atelier “Mémoire & Modelage” (Ateliers du Port), qui propose des initiations à la réparation de barques en bois.
  • La transmission orale : chaque dernier samedi du mois, un “vieux marin” partage anecdotes et techniques lors d’un café-port ouvert à tous.
  • L’exposition permanente sur la batellerie au sein de la mairie, abritant archives, outils, flèches en bois et photos des équipages du siècle passé (source et prêt : Association Musée de la Batellerie de Conflans, avec un pan « Eure » unique en France).

Le geste du salage, encore pratiqué

Étonnamment, la tradition du hareng salé (célèbre en Normandie) s’est adaptée à l’identité portuaire du village : quelques familles perpétuent le « salage en tonneau », surtout l’automne, quand les “Quillebois” laissent le temps au sel d’imbiber chaque poisson avant la découpe. Ce savoir-faire, transmis “de parent à cousin” lors d’ateliers semi-publics, attire désormais des curieux venus de tout le département. On compte encore une vingtaine de tonneaux partagés lors de la Fête du Hareng (organisée à Quillebeuf, de concert avec la ville voisine de Honfleur pour l’approvisionnement). Au fil du temps, certains habitants y ajoutent leur touche d’épices ou d’herbes : un bon compromis entre tradition et créativité.

Les contes et parlers locaux : la mémoire en bouche

Les veillées de la Taverne : raconter pour réunir

Un jeudi sur deux, la “Taverne du Bac” laisse place à une veillée, où les anciens racontent les histoires du village — faiseurs d’ombre et figures attachantes du port. Outre la litanie des surnoms (“La Barque”, “Le Moineau de la Rive”) et les récits de marées extraordinaires, on y savoure la transmission d’expressions normandes. Quelques exemples encore vivaces :

  • “Être afféré comme le bac de Quillebeuf” : trop occupé, jamais à l’arrêt
  • “Tomber des averses comme à la Toussaint” : expression locale pour qualifier la pluie soutenue, typique de l’automne normand

Ces rendez-vous, parfois ouverts à la jeune génération du collège voisin, sont soutenus par la Médiathèque départementale de l'Eure qui contribue à l'enregistrement et à la diffusion des récits oraux (programme “Mémoires vivantes de Seine”, 2021/2022).

Petites superstitions et croyances furtives

À Quillebeuf, traditions riment aussi avec “petits secrets” : par exemple, il n’est pas rare de voir encore sur certaines portes des bouquets d’aubépine séchée, censés protéger la maison. D’autres suspendent des fers à cheval au-dessus du seuil, une coutume attestée depuis le XIX siècle selon le Patrimoine des Folklore de Normandie (ouvrage collectif, 2013).

L’avenir des traditions : transmission, ouverture et adaptations

Une école qui s’implique

L’école communale travaille chaque année sur un projet intergénérationnel autour du patrimoine local. En 2023, les élèves de CM1-CM2 ont réalisé une exposition sur la symbolique du bac, avec dessins, interviews d’habitants, et petit lexique du parler normand. Ce projet, soutenu par l’Inspection académique et l’association locale “Les Petits Quillebois”, valorise la passation des traditions et renforce l’identité des jeunes du village.

Un contexte qui stimule l’offre touristique

Bien loin de l’image d’un village-musée, Quillebeuf multiplie les initiatives pour faire découvrir ses traditions sans les folkloriser. Quelques idées pour explorer autrement :

  • Participer à une balade guidée “Sur les traces des mariniers” (organisée certains dimanches par l’office de tourisme de Pont-Audemer / Val de Risle ; Tourisme Pontaudemer-Risle)
  • Découvrir le parcours patrimoine de la ville (balisé de panneaux pédagogiques)
  • Prendre le bac avec un habitant volontaire, pour une traversée “commentée” pleine d'histoires de rives
  • Déguster une spécialité locale au marché du samedi matin, où les producteurs racontent encore la généalogie de leurs pommes ou de leurs huîtres selon la saison

Il en ressort cette impression rare : à Quillebeuf, la tradition n’est ni mise sous cloche ni disparue, elle respire, s’adapte, se raconte, et continue de tracer une ligne solide entre passé, présent et futur ; une fierté partagée au quotidien par ses habitants.

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